L’ingénieur français, Michel Zaffran, qui vient de passer la main à la tête de l’initiative mondiale pour l’éradication de cette maladie, revient sur les divers obstacles qui ont empêché l’accomplissement de cette mission.

Propos recueillis par Lise Barnéoud

Lorsqu’on propose à Michel Zaffran de prendre la tête de l’initiative mondiale pour l’éradication de la poliomyélite, fin 2015, on lui dit : « Le boulot est quasiment fini. » D’abord réticent, cet ingénieur français, qui a commencé sa carrière dans l’énergie solaire avant de basculer dans les vaccinations au sein de l’Organisation mondiale de la santé (OMS,) finit par accepter de remettre sa retraite à plus tard pour tenter de « fermer le programme et maintenir un monde sans polio ». Cinq ans plus tard, pour l’année 2020, on dénombre 140 enfants contaminés par le virus sauvage et plus de 900 paralysies liées à la remise en circulation des poliovirus contenus dans les vaccins oraux. Un triste record pour la décennie. Cadet d’une famille de médecins et frère de l’écrivain Martin Winckler, Michel Zaffran passe ce mois-ci le relais à l’Irlandais Aidan O’Leary. Déçu, ce fervent défenseur de la santé publique l’est, assurément. Mais le retraité rotarien ne baissera pas les bras tant que la ligne d’arrivée de cet éprouvant marathon ne sera pas franchie.

On va y arriver, mais c’est plus dur que prévu. Pour éradiquer la polio, il faut que plus un seul enfant ne puisse servir de réservoir au virus, ce qui revient à vacciner pratiquement tout le monde. Tous les pays sont parvenus à éliminer le virus sauvage, sauf deux : le Pakistan et l’Afghanistan, un pays en guerre qui a été réinfecté par le Pakistan. Un nouveau plan stratégique sera présenté à l’Assemblée mondiale de la santé au printemps. Je pense que c’est notre dernière chance. Après, les bailleurs de fonds risquent de dire « stop ».

On pourrait arrêter le programme sans aller jusqu’à l’éradication du virus ?

Il n’y a aucune raison que le Pakistan ne parvienne pas à se débarrasser du virus, comme l’ont fait l’Inde ou le Nigeria. La pression internationale, notamment celle des pays du Moyen-Orient, est très forte aujourd’hui. Une fois que le virus sera éliminé au Pakistan, il ne réinfectera plus l’Afghanistan. Le problème, c’est qu’il n’y a pas que le virus sauvage : il va falloir gérer aussi les épidémies liées aux virus dérivés de la souche vaccinale. Ces virus proviennent du vaccin oral Sabin, le seul capable d’interrompre la transmission du pathogène, d’où son utilisation dans les régions où le virus circule encore [le vaccin injectable utilisé en France protège les personnes vaccinées mais n’empêche pas la transmission]. Or, ce vaccin contient des poliovirus atténués qui, donnés oralement, peuvent finir dans la nature et retrouver, de manière rarissime, leur virulence d’antan, grâce à des mutations.

Ces épidémies de virus dérivés de la souche vaccinale sont essentiellement liées à l’une des trois souches du virus, la souche 2, éradiquée à l’état sauvage depuis 1999. En conséquence, cette souche a été retirée des vaccins oraux en avril 2016. Comment cette souche 2 peut-elle encore paralyser en 2020 ?

Malgré de fastidieux efforts de vérification, des pays (la RDC, le Nigéria, probablement le Pakistan) ont continué à utiliser le vaccin trivalent (qui contient les trois souches du virus) après son retrait. Dans d’autres pays (la Somalie, la Syrie, les Philippines…), des souches 2 vaccinales étaient déjà en circulation dans l’environnement avant le retrait. Cela a conduit à un nombre croissant d’épidémies liées à cette souche, d’autant plus que ces régions présentent des couvertures vaccinales faibles. Or, nous n’avons pas le bon outil pour lutter contre ces flambées : nous nous servons d’un vaccin oral monovalent, qui contient uniquement la souche 2. Mais en réensemençant ainsi l’environnement, on crée de nouvelles épidémies. On court après le feu.

Un nouveau vaccin oral contenant la souche 2 (nVPO2) vient de recevoir une autorisation d’utilisation d’urgence de la part de l’OMS. Sera-t-il mieux adapté pour éteindre ces flambées ?

Oui, car, contrairement au vaccin monovalent précédent, il contient une souche modifiée génétiquement, plus stable. Elle présentera un risque beaucoup plus faible de revenir à une forme virulente. Ce vaccin va être utilisé dans les prochaines semaines au Liberia et en Sierra Leone. Avec l’espoir que nous puissions progressivement arrêter les flambées en cours mais, surtout, éviter d’en semer de nouvelles. On prévoit également d’ajouter une deuxième dose de vaccin inactivé injectable, synonyme de protection individuelle totale contre les trois souches.

L’introduction de la première dose de ces vaccins injectables a été un moment particulièrement compliqué au début de votre mandat… Oui, on avait forcé 126 pays à introduire une dose de vaccin inactivé, en leur disant qu’il y en aurait pour tous. Mais on s’est rendu compte finalement que les fabricants avaient été trop optimistes sur leur capacité à augmenter rapidement leur production : nous n’avions pas assez de vaccins. Nous avons donc dû fixer des ordres de priorité en fonction de l’urgence, ce qui a fâché certains pays, comme l’Iran, l’Egypte ou le Vietnam, qui n’étaient pas prioritaires. Nous avons alors essayé de promouvoir l’utilisation de doses fractionnées (qui consiste à injecter 0,1 ml, plutôt que 0,5 ml, et en intradermique, plutôt qu’en intramusculaire), car des essais cliniques démontraient une efficacité équivalente. Mais ni Sanofi ni Bilthoven Biologicals, les deux producteurs de vaccins inactivés, n’ont voulu retranscrire dans leur licence cette possibilité. Des pays comme l’Inde ont adopté cette approche, recommandée par l’OMS, mais beaucoup de pays ont refusé de le faire.

Les fabricants de vaccins n’ont donc pas joué le jeu ?

Fournir le programme d’éradication de la polio vient en compétition avec le marché des pays qui achètent eux-mêmes leurs vaccins et le marché du secteur privé. Evidemment, il est de l’intérêt des industriels de fournir complètement ces marchés-là. Les doses fractionnées représentent aussi, à terme, une réduction de leur marché. Notre relation avec les industriels a été tendue, mais ils ont fait de gros efforts pour augmenter ce qu’ils donnaient aux pays pauvres. Aujourd’hui, tous les pays sont servis. Et la deuxième dose sera disponible cette année à 0,75 dollar [0,61 euro] pour les pays soutenus par Gavi, l’alliance globale pour les vaccins et l’immunisation.

Le programme fait face à des résistances et des mouvements antivaccination, notamment au Pakistan et en Afghanistan. Comment sortir de cette impasse ?

Quand vous allez au Pakistan, les habitants ont des problèmes d’accès à l’eau, à la nourriture, etc. La polio, ce n’est pas leur premier problème de santé. Accepter qu’une équipe de vaccinateurs vienne dans votre maison et ne donne rien d’autre à vos enfants que des gouttes de vaccin alors qu’ils manquent de tout, cela crée une résistance d’une partie de la population. On est en train de développer une stratégie nouvelle : il faut que la vaccination soit encore davantage prise en charge par les communautés. Il faut aussi qu’on associe d’autres services de santé à ce programme, pour que ce ne soit pas juste la polio.

C’est l’une des critiques souvent formulées contre l’éradication : se focaliser sur une seule maladie alors qu’il y a tant d’autres problèmes à gérer, parfois plus urgents… Lorsqu’on est venu me chercher pour diriger ce programme, j’ai d’abord répondu que je n’étais pas un « éradicateur ». L’éradication est effectivement un programme extrêmement vertical, qui se focalise sur un objectif très précis. Dans les années 1990, alors qu’on se concentrait sur l’élimination de la polio, nous n’avons pas porté attention au fossé qui se créait entre les populations du tiers-monde et celles des pays riches sur l’accès aux vaccins de routine. D’une certaine manière, la création de Gavi en 2000, à laquelle j’ai participé, était un contrepoids au programme d’éradication de la polio. Cette initiative, plus horizontale, vise un accès équitable aux vaccinations de routine. Mais renforcer les systèmes de santé, ça n’attire pas les financeurs internationaux, contrairement aux programmes verticaux qui permettent d’avoir des résultats visibles et mesurables. Je crois que les deux approches sont nécessaires. Malheureusement, dans certains pays comme le Pakistan, on a trop forcé sur l’approche verticale.

Avec le recul, pensez-vous que c’était une erreur de lancer ce défi de l’éradication ?

La décision d’éradiquer la polio a été prise en 1988. Nous venions d’éradiquer la variole, c’était un énorme succès. Pour beaucoup, avoir un nouveau programme d’éradication était une manière de relancer la machine de la vaccination. Eliminer pour la deuxième fois de l’histoire humaine un virus montrerait la puissance de la vaccination. C’était un objectif extraordinaire, et il a été atteint dans 99 % du monde !

Après la polio, lancera-t-on d’autres programmes d’éradication ?

Certains trépignent en disant « quand est-ce que la polio sera finie pour lancer la rougeole ? ». Mais il sera très difficile pour le monde de la santé publique d’accepter le lancement d’un nouveau programme d’éradication avant un certain temps. Même les plus forts partisans de l’élimination, comme le Canada, l’Allemagne, le Royaume-Uni ou le Japon, seront réticents. Je dirais qu’il ne faut pas lancer de nouveau programme tant que les systèmes de santé d’une cinquantaine de pays n’ont pas été renforcés.

Lise Barnéoud.

Publié le 10 janvier 2021 à 18h30

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